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Le fardeau caché du mieux-être : pourquoi nous n’avons plus le droit d’être

  • Photo du rédacteur: Mourad Chouaki
    Mourad Chouaki
  • 24 avr.
  • 4 min de lecture

Il fut un temps où la quête de soi était un chemin d'ombre et de lumière.Un chemin d'égarements, de silences, de lenteur.Un chemin où l'on ne "devenait" pas quelqu’un — mais où l'on se défaisait peu à peu de ses illusions.


Aujourd'hui, ce chemin a été balisé, tracé, cartographié. Il a été mis en startup. Il a été vendu en abonnement mensuel, en défis de trente jours, en séries de webinaires sur “l’optimisation de votre moi intérieur”.


Le développement personnel, dans ses dérives contemporaines, ne soigne plus. Il exige. Il performe. Il transforme l’intériorité en un chantier permanent, un projet d'investissement, une opération de rendement émotionnel. Sous couvert de mieux-être, il perpétue une injonction sourde: ne jamais rester immobile.

Ne jamais consentir à l'instant. Ne jamais habiter la faille sans la refermer. Ne jamais se contenter d’être. Le soi est devenu un produit brut, à raffiner à l'infini. Chaque vulnérabilité est une opportunité de croissance. Chaque silence, une perte de temps. Même la méditation, cette antique discipline d'effacement, est désormais recyclée en outil de gestion du stress pour cadres supérieurs.


C’est le surmoi du bien-être: Nietzsche remixé en gourou, vendant du "pouvoir personnel" aux épuisés du monde moderne.


D'autres traditions avaient pourtant prévenu.Le bouddhisme ancien parlait d’acceptation radicale, non comme un échec, mais comme une sortie de la roue infernale du désir et du rejet.

Ibn Arabi et Ibn Sabʿīn, au cœur du soufisme andalou, enseignaient que toute chose existe déjà en Dieu, et que le désir de devenir autre que ce que l’on est n'est que la persistance de l'illusion. Spinoza, dans son Éthique, nous soufflait que la véritable liberté ne réside pas dans la capacité de changer le monde, mais dans la capacité de comprendre la nécessité de ce qui est. Et Saint Augustin, ce cœur mystique et tourmenté, écrivait ses Confessions non pour se glorifier d’avoir changé, mais pour témoigner du lent travail de la grâce sur une nature irréductiblement humaine.


Ces pensées ne célèbrent pas le changement.Elles célèbrent la réconciliation.Avec l'ombre. Avec la limite. Avec l'être. Mais dans le monde contemporain, s’arrêter est devenu suspect.


Dans ma pratique clinique, je rencontre cette mutation:non plus l'angoisse simple — mais l'angoisse de l'angoisse. Je l’appelle : la méta-anxiété.


La peur sourde que l'arrêt signe la déchéance. La confusion entre ralentir et régresser. Le soupçon que rester immobile serait trahir la mission sacrée du progrès personnel. Sous l’influence invisible du modèle idéologique capitaliste, le temps a été monétisé. Puis l'intériorité a été prise d'assaut.Il ne suffit plus de produire :il faut aussi devenir soi-même un chantier d’optimisation perpétuelle.


On ne travaille plus pour vivre. On travaille sur soi pour survivre. La quête de soi s’est transformée en gestion de soi.


Les profils que je rencontre portent tous les stigmates de cette mutation.

Ils sont:

  • Performeurs,

  • Anxieux,

  • Ultra-compétents


Des esprits suréquipés, mais des corps à bout de souffle. Des systèmes nerveux dérégulés, piégés en mode combat ou fuite, incapables de revenir au repos. Des esprits en état d'hypervigilance permanente, comme si la moindre inertie risquait de précipiter leur obsolescence.


Et toujours, cette phrase :"Je ne peux pas me permettre ça."

Ça — prendre un jour de repos sans culpabilité.

Ça — choisir un chemin qui n’a pas d’issue rentable immédiate.

Ça — écouter ce qui appelle, plutôt que ce qui rassure.



Let it go
Parfois, tout ce dont on a besoin, c'est rien.

Parce qu'en filigrane, le message est clair: ce qui ne se monétise pas, ne vaut rien.

En accompagnement, parfois, je confronte. Parfois, je me tais.

Car intervenir trop tôt, c'est encore faire violence. C'est encore imposer un timing étranger à celui, plus lent, plus souterrain, de l'éveil intérieur. Et puis, je me tais surtout pour prévenir ma propre suffisance, mes propres biais, mes propres idéologies ou visions du monde.

Je laisse alors le soin à leurs propres propos de résonner pleinement. Je laisse leur propre métacognition se tendre, s’ouvrir, s’effriter peut-être.


À travers cette tension, une incongruité surgit :ce n’est pas eux qui sont en défaut. C’est le système entier qui leur a inoculé la honte de l’imperfection.



Il faudrait aussi parler de cette acceptation mal comprise, version édulcorée de la transformation.

Le “lâcher prise” utilisé comme alibi pour ne plus rien sentir. La “résilience” devenue un mot d’ordre pour supporter l’insupportable. Or, intégrer, ce n’est pas baisser les bras. C’est digérer ce qui nous a déchirés. C’est rendre habitable ce qui était inhabitable.


Ce travail est exigeant. Il est émotionnel, cognitif, somatique, spirituel. Il ne consiste pas à embellir la faille, mais à y construire un abri.


J'ai en mémoire cette cliente — brillante, admirée —qui n'avait jamais expérimenté un vrai silence mental. Pour elle, l'arrêt n'était pas la vie retrouvée: c'était la mort anticipée de sa valeur.

J’ai vu ce même sourire absent sur les visages de collègues entrepreneurs, d'athlètes, d'humanitaires.

À la question : "Quand est-ce que ton esprit a été tranquille pour la dernière fois ?", il n'y avait plus de réponse.


Le fardeau du mieux-être, étendu à l’échelle collective, est devenu un nouvel agent d’aliénation.

On parle d'inclusion, d'équilibre, de pleine conscience. Mais derrière, les logiques d'exploitation restent intactes. À l'injonction "sois productif" a succédé l'injonction "sois authentique et résilient". Et l'injonction au "mieux-être" est elle-même devenue un nouveau moyen de soumission :le management émotionnel du capitalisme tardif.


Comme l'ont montré Eva Illouz (Les marchandises émotionnelles) ou Byung-Chul Han (La Société de la fatigue), notre intériorité est devenue le dernier champ de bataille.

Notre propre bien-être, notre dernier impératif de rendement.


Pourtant, d’autres mémoires persistent.

Celles des peuples dits "primitifs", ceux qui n’ont pas séparé l’être du faire, ni la nature de l’esprit.

Ils savaient:

  • Arrêter.

  • Se taire.

  • Être.

  • Faire le juste et l’essentiel.

  • Et laisser le reste se faire.


Non par incapacité. Mais par connaissance intime des rythmes du vivant.


C’est à ce chemin-là que m’amène mon parcours. Chemin de physique, de méditations lentes, de voies initiatiques, de clowneries sacrées. Et aujourd'hui, je tente de l'amener humblement dans mon cabinet, dans mes retraites, dans mes mots.

Non pour conduire à une réussite intérieure de plus. Mais pour réconcilier.


Pour laisser l’ordre naturel rabattre ses propres cartes. Vers un esprit réconcilié, une nature retrouvée, une interdépendance assumée, et une mort accueillie — plutôt que technologiquement, viscéralement, et spirituellement combattue.

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